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— Je ne sais pas, dit la reine Strala. Toute cette histoire de Gosseyn est trop étrange pour moi.
Ils étaient installés dans une pièce fabuleusement meublée du palais impérial de la planète Zéro, dans la Galaxie Un. Dehors il faisait jour. Gosseyn était venu là après avoir tout accompli. Mais lorsqu’il avait rendu aux Dzans la connaissance de leur propre langue, il ne leur avait pas ôté la capacité de parler français.
Assis là, en face de la belle Strala, Gosseyn Trois reconnut tranquillement qu’elle avait raison. C’était bizarre, oui, vraiment bizarre.
Elle trônait dans un fauteuil doré ; lui, sur un canapé rembourré, là où elle lui avait fait signe de s’asseoir.
Les yeux de la reine avaient une expression absente. Dévoilant sa pensée, elle dit en posant les yeux sur lui :
— J’ai cru comprendre que votre alter ego resterait dans la Voie Lactée, et vous, ici.
Il lui trouva soudain un air un peu égaré.
— Êtes-vous toujours… euh… en contact avec votre alter ego ? demanda-t-elle.
— J’ai constamment conscience de sa présence, et je peux savoir ce qu’il pense ou ce qu’il fait si je me concentre sur lui.
— À deux millions d’années-lumière ?
— La distance ne signifie rien dans un univers de néant.
— Il va veiller sur votre galaxie d’origine ?
Cette formule malheureuse provoqua en lui une réaction thalamique. Il sentit qu’il avait laissé sa ville natale, son pays d’origine, et qu’il ne les reverrait jamais.
Il se reprit rapidement. Car, se rappela-t-il, il n’avait jamais eu de patrie. Il avait grandi dans une capsule spatiale et ne se connaissait ni planète ni famille, au sens propre de ces termes.
Sa gorge se serra… mais il surmonta son émotion tandis que la jeune femme, qui avait maintenant détourné les yeux de lui, disait :
— Il va falloir que je réfléchisse à tout cela.
Gosseyn ne pouvait que compatir. Il n’était pas qualifié pour évaluer les comportements féminins ; mais comme c’était elle qui un jour lui avait proposé de partager sa couche, il se sentait le maître de la situation… vu ce qu’il savait d’autre.
Il lui dit donc, avec douceur :
— Ma chérie, vous ne pouvez vous échapper. Vous êtes ma fiancée à partir de maintenant, ma future femme, avec tout ce que cela implique. Vous êtes destinée à passer le reste de votre vie avec moi.
Les yeux de ce visage si parfait revinrent se fixer sur lui.
— Je suppose, dit-elle presque sèchement, qu’il doit y avoir une explication à votre approche si catégorique. Mais quant à moi, j’estime que vous avez eu votre chance et que vous l’avez rejetée… à jamais. (Elle précisa aussitôt sa pensée.) Rejetée d’une telle manière que je ne pourrai jamais vous pardonner.
Gosseyn prit une profonde inspiration.
— Je suis obligé de vous faire remarquer que vous êtes mère.
— Mère d’Enin, oui.
Elle hocha la tête d’un air perplexe.
— Sait-il que je suis ici ?
— Non.
— Faites-le venir.
Elle le regarda d’un air inquisiteur. Puis, brusquement, elle se leva et se dirigea vers une porte d’où s’étaient échappés, durant toute leur conversation, des bruits significatifs.
La reine s’arrêta dans l’embrasure de la porte ouverte et appela :
— Enin, pourrais-tu venir ici un instant ?
La voix de l’enfant résonna, assourdie mais tout à fait claire :
— Ah bon ! d’accord, maman… Mais laisse-moi tirer encore une fois… Je l’ai eu ! Voilà, maintenant j’arrive.
La jeune femme rejoignit son fauteuil et s’assit sans dire un mot. Elle semblait tendue et ne jeta pas un regard autour d’elle. Gosseyn, qui la contemplait, entendit un joyeux cri d’enfant.
Heureusement qu’il se tourna à temps. Car quelques fractions de seconde plus tard, un garçon de douze ans lui sauta sur les genoux et le prit par le cou.
— Monsieur Gosseyn, monsieur Gosseyn, où étiez-vous ? Oh ! maman, maman ! c’est monsieur Gosseyn !
Gosseyn regardait avec douceur le petit garçon tout excité.
— Tu n’as pas eu d’ennuis avec les… euh… les lèche-bottes ?
— Non, pas du tout. Lorsque je suis arrivé à bord, j’ai convoqué une commission, et puis encore une autre ici, sur cette planète où se tient le gouvernement. Et je leur ai dit ce que nous avions décidé ensemble.
— Si une difficulté surgit, cette commission réexaminera chaque point de… la discussion que nous avons eue ? demanda Gosseyn.
— Ouais. (Le visage malicieux sourit.) J’ai promis de ne pas décider seul, comme le faisait mon père, et de ne plus brûler ceux qui ne seront pas d’accord avec moi.
« S’il existe de grands moments, dans l’histoire, en voilà un », pensa Gosseyn, en entendant ces paroles proférées par un petit garçon qui avait hérité de l’un des plus grands empires qui aient jamais existé.
Modifier le cœur même d’un système absolutiste pour y introduire des procédures démocratiques.
Une fois de plus, Enin tendit fougueusement les bras vers Gosseyn et le serra sur son cœur.
— Ça va être merveilleux de vous avoir ici. Vous ne nous quitterez plus, hein ?
— Cela dépend de la décision que va prendre ta mère, dit Gosseyn. (Il se tourna vers la belle femme à l’air froid assise dans le fauteuil doré.) Dois-je rester ? demanda-t-il d’une voix innocente.
— Va jouer, mon chéri, pendant que M. Gosseyn et moi allons discuter de son avenir, dit-elle d’une voix quelque peu résignée.
Gosseyn prit Enin dans ses bras et le porta jusqu’à l’autre pièce, dans laquelle il jeta un coup d’œil. Il ne fut pas surpris d’y découvrir un jeu vidéo arrêté dont l’écran scintillait.
— J’espère que tu t’amuses aussi avec les jeux de Sémantique générale, dit-il.
Un silence, puis il sourit.
— Tel que je te connais et tel que je me connais, il se peut que je joue bientôt à ces jeux-là aussi souvent que tu en auras envie.
Il se redressa.
— Ta mère et moi, nous avons besoin de nous entretenir de choses importantes. Alors, mon garçon, nous nous retrouverons un peu plus tard.
— D’accord !
Il regarda l’enfant se précipiter vers son jeu, puis il fit demi-tour et revint se mettre en face de la jeune femme.
— Avez-vous compris que je suis le seul père qu’il acceptera ?
Sans un mot, la belle reine vêtue de soie se leva, s’approcha de lui et, comme devait le faire une mère qui n’avait pas suivi de cours de Sémantique générale, elle l’étreignit. Le baiser qu’il lui donna, elle le lui rendit d’une manière qui ne laissait aucun doute sur sa réponse.
« C’est le triomphe d’un niveau de réalité sur un autre… » se dit Gosseyn en passant avec elle dans une chambre à coucher d’une élégance fabuleuse.
Ce n’était pas le moment de parler des études de Sémantique générale qu’il désirait lui voir suivre. La liberté qu’ils allaient en tirer tous deux, ce serait pour plus tard.
Pour le moment…
— Monsieur Gosseyn, je vous prie de bien vouloir reporter votre attention sur autre chose ! dit-il mentalement à son alter ego.
Sur l’un des plans du réel, la réponse lui parvint d’une distance de deux millions d’années-lumière. Mais relativement à la réalité où opérait son cerveau second, elle fut comme chuchotée à l’intérieur de sa tête.
— Tous mes souhaits de bonheur à vous deux… mon frère.
FIN